Le père

Le père

En ce deux janvier 1968, moi qui sais ma mort prochaine, j’ai bien le droit de penser (non sans un timide amusement) à l’attitude, quand j’aurai cessé d’être ici, des gens qui m’ont assez vu pour savoir que j’existais. D’abord, ma femme et mes enfants feront semblant d’oublier le mauvais caractère que j’avais. Ils s’efforceront à se rappeler quelque gentillesse, tout à fait occasionnelle de ma part : négligeant les fréquentes colères où je me mettais. Mes amis (je n’en ai point… je n’en ai plus) auront pour moi la pensée d’usage. Je serai heureux que Dieu veuille m’épargner la vision du macchabée saugrenu que, comme tout le monde, je ferai. Tout cela n’est qu’un préambule à ce qui s’est passé à la fin de l’été 1929. J’avais onze ans. Mon père venait de mourir. Et moi qui n’avais pas eu le temps de vivre beaucoup, je savais mal la signification de la mort. (La mort qui, il y a trente et un ans avait choisi la nuit de Noël pour frapper mon seul ami qui décidait de se tuer d’un coup de carabine dans le cœur – 1936). La mort “is no stranger to me”. Et mon père, en ce quatorze septembre 1929, mourait le soir à neuf heures moins le quart. Je l’avais connu presque toujours gai. Il n’était plus maintenant qu’un morceau de bois dans son lit. Ma mère, ma sœur et mon frère pleuraient. Et moi qui ne pouvais pleurer j’avais comme une honte de ne pas faire comme les autres. J’avais beau me frotter les yeux de mes poings, espérer que quelque larme coule ou qu’au moins la rougeur de ces miroirs donne à penser que j’avais épuisé le fonds de ma douleur. En vain. Le lendemain et les quatre jours qui suivirent, nous les avons passés, ma cousine Dauphine et moi à courir dans les bois. Les taches d’or du soleil traversaient le feuillage encore vert de cette Grande Allée : la peinture de tous mes rêves rendaient nos yeux plus bleus que la vie et le ciel. A midi, le soir, nous revenions pleins de bonheur, d’espoir, de joie. Pénétrant dans la vieille maison qui craquait de toutes les plinthes de ses parquets secs, nous marchions sur la pointe des pieds de peur de… quoi ? Nous faisions semblant de prier devant le morceau de bois qui avait été mon gentil père. Il était là, on ne savait trop pourquoi, entre deux draps tout blancs. Il y avait deux bonnes sœurs agenouillées sur des prie-Dieu. Une fois, comme j’avais demandé à l’une d’elle quel était son nom de famille, si elle avait été mariée puisqu’elle portait une alliance : la silhouette me répondit seulement que j’étais mal élevé. Enfin, le jour de l’enterrement est arrivé. C’était à l’église du village. Je n’ai pas fini d’oublier le “Libera me Domine, de morte aeterna” Le lendemain,19 septembre 1929, on m’avait laissé seul avec mon cousin Jacques. Nous étions dans la Chambre Rouge. La fureur, non la Tristesse, s’est emparée de moi. J’ai commencé à jeter par la fenêtre (et Jacques, plus jeune que moi, m’a imité) tous les objets qui se trouvaient dans la pièce. Ils s’en allaient briser sur le perron. C’est alors que j’ai compris seulement de quelle manière on peut souffrir. Notre vie n’est-elle pas étrange qui peut provoquer des effets si dissemblables chez l’un, chez l’autre ? “Fiat voluntas tua, sicut in coelo et in terra”.